En quittant le parc Queen Elizabeth, nous troquons les antilopes contre les moins exotiques (mais très amusantes) chèvres. Dès la sortie, nous retrouvons habitations, agriculture, élevages et habitants. Ils sont très nombreux ce matin à marcher le long de la jolie petite route fleurie baignée de soleil. Nous croisons des maisons toutes les dizaines de mètres : murs en brique, béton, ou terre séchée, toits de tôle ondulée ou simplement de chaume. Parfois, c'est un élégant bâtiment en dur entouré de simples huttes en terre. En tout cas, même les maisons les plus modestes ont une petite cour, toujours très bien entretenue, fleurie et agréable. Les enfants nous font de grands saluts, les adultes aussi parfois. Tous portent leurs plus beaux vêtements. Nous sommes dimanche et ils vont à la messe. D'ailleurs, nous croisons des églises. Certaines cérémonies ont lieu en plein air : des centaines de personnes installées sous de grandes tentes, un prêcheur sur une estrade et des jeunes filles en uniforme qui chantent en tapant des mains.

Aujourd'hui, nous ne roulons que sur des petites routes. Le chemin est peu compliqué et Google Maps a quelques difficultés. Ce n'est pas grave : j'ai repéré sur la carte le nom des villages que nous devons traverser et nous nous renseignons à chaque intersection sur la route à prendre. Après un certain temps, nous nous éloignons des plaines, grimpant le long de belles montagnes couvertes de forêts. La route serpente lentement et semble ne jamais vouloir arriver. Au vue du kilométrage, nous avions pensé mettre 2 heures, il nous en faudra 4. Nous roulons à flanc de colline, la vue se dégageant parfois sur de magnifiques vallées. Dans les zones les plus boisées, nous croisons des singes sur la route (pas que des babouins). Enfin nous voilà à Ruhija où pour la première fois du voyage nous avons réservé notre nuit dans l'une des petites auberges.

C'était la seule étape certaine de notre voyage. Demain, nous irons voir les gorilles. Pour cela, nous avons dû acheter les permis plus d'un mois à l'avance (et encore, j'avais peur que ce soit complet…) et donc bloquer la date. Nous logeons à Bakiga Lodge (du nom d'une tribu locale), une petite auberge dont les bénéfices vont à des projets locaux, en particulier concernant l'approvisionnement en eau. Nous sommes à 2300 mètres d'altitude et l'air est frais. Nous avons quitté la savane seulement ce matin, pourtant l'atmosphère est maintenant comparable à celle des Alpes. D'ailleurs, nous logeons dans un petit chalet à flanc de montagne. Sur les pentes fleuries, des chèvres paissent bruyamment. Depuis notre balcon, nous pouvons admirer l'exceptionnel point de vue : à l'horizon, les lignes ondulées des montagnes couvertes de forêts se perdent dans le bleu pale des nuages. Le soleil perce et brille sur la magnifique vallée dont les pentes abruptes sont découpées de petits champs et plantations diverses. Quand le ciel s'assombrit au dessus des crêtes, nous montons nous installer dans le hall principal où nous admirons le puissant orage, confortablement installés au coin du feu, une tasse de thé à la main. Puis le calme revient et le soleil se couche dans un foisonnement de bleu, de pourpre et de mauve. Ce soir, nous dormons avec plusieurs couvertures dans la fraîcheur de la montagne.

Le lendemain, nous nous levons aux aurores, prêts dès 7h pour le petit-déjeuner. Alors que le jour se lève, nous laçons nos grosses chaussures de randonnées et rangeons dans nos sacs nos dernières provisions : bouteilles d'eau et mignons panier-repas préparés par l'auberge. Nous arrivons avant 8h au point de rendez-vous où nous devons montrer nos passeports et les « Permis gorilles » achetés par l'agence. Nous retrouvons là bas la famille slovène qui fait aussi la balade aujourd'hui ainsi que plein d'autres touristes. Nous ne serons cependant pas dans le même groupe : ils iront voir d'autres gorilles. La montagne de la « Bwindi Impenetrable forêt » est l'une des deux seules au monde à encore héberger des gorilles de montagne. L'autre se trouve au sud de l'Ouganda, à la frontière avec le Rwanda et la RDC. Les gorilles vivent en groupe, entre 10 et 20 individus avec un ou deux mâles dominants (les fameux Silver Back). Pour permettre le développement d'un tourisme responsable, certaines familles de gorilles ont été « habituées » aux humains. C'est-à-dire que pendant deux ans, les gardes forestiers se sont approchés prudemment, faisant petit à petit accepter leur présence aux groupes de gorilles pour qu'ils perdent leurs réflexes de fuite ou d'attaque. Une fois qu'un groupe est habitué, il reçoit la visite journalière d'une dizaine de touristes. D'un côté, cela rend les gorilles plus vulnérables aux braconniers ainsi qu'aux maladies qui pourraient être transmises par les touristes. Mais par ailleurs, c'est sans doute la seule façon de maintenir les gorilles sur le long terme, dans un équilibre bénéfique avec la population locale. Car il ne sert à rien de protéger les gorilles si c'est pour laisser moisir dans la pauvreté les habitants, ce qui les rends plus à même de devenir des braconniers. Ainsi, le sort des pygmées Batwa me fend le coeur : habitants la forêt depuis des millénaires, ils en ont été chassés dans les années 90 lorsqu'elle fut transformée en parc national, eux qui, pourtant, vivaient en harmonie avec la nature et avaient soufferts, comme les gorilles, de la réduction progressive de leur habitat. Enfin bref, un permis gorille pour visiteur étranger coûte 600 dollars (c'est par personne, et, oui, c'est très cher !). Un pourcentage de cet argent est reversé directement aux communautés locales et finance le développement d'infrastructure telles que : écoles, cliniques, apport en eau, etc. C'est aussi cette somme qui assure la formation des gardes forestiers qualifiés et en nombre suffisant. Et puis bien sûr, l'afflux de touristes profite à la population locale en développement les emplois dans la région. Ainsi les habitants sont maintenant fiers de leurs gorilles et ont compris qu'ils leur seront bien plus bénéfiques vivants que morts. A part l'histoire des Batwa, il me semble que l'Ouganda a fait de gros efforts pour développer son tourisme dans le respect de sa magnifique nature ainsi que de sa population. L'argent semble servir directement au développement de l'ensemble du pays et pas seulement à l'enrichissement d'une caste de chanceux.

Ce matin, nous sommes assignés au groupe de gorille Oruzogo. En plus des guides, nous sommes 8 randonneurs : nous deux, ainsi qu'une famille autrichienne et une autre de Zurich. L'adolescent zurichois semble avoir une relation un peu conflictuelle avec ses parents (nous ne sommes d'ailleurs pas complètement sûrs que ce soit ses parents), il se plaindra tout au long de la balade et ne semble qu'à moitié intéressé par les gorilles. C'est son droit, mais dans ce cas, je ne comprends pas l'intérêt pour les parents de payer 600 dollars pour ensuite le forcer à faire la balade, mystère des relations familiales… Avant de commencer, il faut rouler un long moment sur la route de montagne. Le guide est monté dans notre voiture, une occasion agréable de discuter avec lui. Il est issu de la tribu locale des Bakiga (qui a donné son nom à notre auberge) et connaît très bien les gorilles étant donné qu'il travaille pour le parc depuis 17 ans. Il a participé aux premières « habituations » de gorilles. A présent, il s'apprête à ouvrir un camping qu'il nommera d'après un gorille : un des premiers gorilles « touristiques », mort de sa belle mort il y a quelques années. Il prend nos adresses emails pour nous envoyer toutes les infos sur ce camping. Je crois qu'il apprécie le fait qu'on soit des voyageurs indépendants, conduisant notre propre voiture. Nous pensons beaucoup de bien du pays et partageons notre sentiment avec lui ce qui lui fait plaisir.

Nous voilà arrivés au point de départ. Un groupe d'hommes attend sur le bord de la route : ce sont les porteurs, gagne pain bien utile pour les habitants. Les familles occidentales, sportives et fières, refusent souvent de les embaucher. Dommage, car c'est une très bonne façon d'aider concrètement les habitants, par ailleurs, la balade n'est pas toujours simple. Le guide pousse un peu et arrive à convaincre les deux familles de montagnards d'en embaucher un par groupe. Moi, je n'ai absolument aucune illusion sur mes compétences sportives et très peu de fierté à sauver, donc pas besoin de me convaincre : on en prend 2, un chacun. Mon sac n'est pas très lourd (quelques bouteilles d'eau et mon pique-nique) mais le porteur fait plus que ça : c'est un véritable assistant de randonnée, quelqu'un qui est tout le temps là pour vérifier qu'on n'est pas tomber dans les fougères, qu'on n'a pas glissé au fond du ravin, etc. Le mien, Patrick, particulièrement attentionné, me sera d'une utilité fondamentale pendant la randonnée !

On ne peut pas savoir à l'avance combien de temps durera la quête aux gorilles : ça dépend du groupe auquel on est assigné et de où ils sont dans la forêt. Hier, la famille américaine qui loge dans notre auberge n'a marché que 20 minutes. Grands sportifs ils étaient un peu déçus. Nous aurons le droit à la « vraie » expérience, celle qui dure plusieurs heures dans la boue et la sueur… Personnellement, les 20 minutes m'auraient bien suffit ! Au début, tout va bien. On grimpe tranquillement sur un petit chemin de terre. Patrick s'occupe de mon sac et j'ai le droit à un beau bâton pour m'aider à avancer. On traverse une jolie plantation de thé et on entre dans la forêt. On commence alors à descendre, descendre et descendre encore. C'est plutôt simple pour moi, d'ailleurs je suis en tête juste après le garde armé, le guide et mon porteur, mais l'inquiétude de la remontée me taraude déjà. Lors des passages un peu difficiles, Patrick se retourne pour vérifier que je m'en sors bien. Il faut faire attention à certains arbustes vicieux : on veut s'y accrocher et on se retrouve la main griffée d'épines. Le guide, que j'ai prévenu à l'avance de ma lenteur, me dit : « mais tu vas très vite ! », je lui réponds, « oui, oui, la descente pas de problème ! Tu verras lors de la montée... ». Le chemin est très étroit et humide, parfois le sol est même spongieux comme une moquette mouillée. Alors que la pente me paraît déjà extrêmement raide, le guide nous prévient « Attention, ça va devenir assez pentu ». En effet, là ça ressemble plus à du toboggan dans la boue qu'à autre chose. Je me retiens grâce au bâton, m'accroche aux arbres qui n'ont pas d'épines, et accepte régulièrement l'aide du porteur dans les passages trop délicats. En bas de cette dégringolade, une petite rivière avec un pont de bois assez glissant, puis voilà les difficultés qui commencent pour moi.

J'avais le vague espoir que les gorilles se trouvent en bas de la côte : on descend, on les regarde et on remonte. Mais non, le guide nous dit : « il faut encore monter, puis descendre, puis remonter encore deux fois ». Voilà qui est déprimant. La montée est plus pénible, au départ, c'est presque de l'escalade dans la boue et tout le monde va lentement ce qui m'arrange. Mais bientôt, le terrain est un peu moins à pic et les autres accélèrent. Moi, je me concentre lentement sur chacun de mes pas, régulant au mieux ma respiration qui ne demande qu'à s'emballer. Patrick est devant moi et m'aide en me tirant par la main. Le guide est très prévenant. Il s'arrête pour moi très régulièrement, me laissant le temps de reprendre ma respiration. Jamais il ne me pressera pour que j'aille plus vite, au contraire, il m'encourage gentiment, me dit d'aller à mon rythme.

Au bout de deux heures de montagnes russes plus ou moins pénibles, nous voilà en haut d'une petite crête. Là le guide nous prévient : les gorilles ne sont pas loin, on va bientôt les rejoindre ! On avance à travers de très hautes fougères humides sur un terrain à peu près plat. Le soleil perce parfois à travers les grands arbres. La forêt exhale un parfum épicé de jour de pluie. On marche dix minutes, vingt minutes, une demi-heure, toujours pas de gorilles. Le guide appelle parfois avec son talkie-walkie non pas les gorilles eux mêmes mais les rangers qui sont avec eux. Il lance aussi des cris d'animaux à travers la forêt. Je lui demande si on est encore loin. Le problème, me répond-il, c'est que les gorilles ont bougé, ils sont allés chercher des fruits sans nous attendre ! On les suit donc, c'est pour ça que ça prend plus de temps. Toujours au milieu des fougères, nous descendons dans la vallée. Nous avançons dans une sorte de marais. Le sol, fait de branchage, n'est pas toujours très fiable, on s'enfonce facilement dans de grosses flaques. La piste que nous suivons à travers les herbes est celle laissée par les gorilles, nous sommes sur leurs pas. Voilà enfin les rangers. Nous laissons nos bâtons et les porteurs restent en arrière. Les gorilles sont juste là. En tête de cortège, je dois être une des premières à les apercevoir. D'un seul coup, l'un d'eux est à quelques mètres de moi, dans la végétation. Je suis le ranger et observe de très près un des mâles du groupe, un des deux « dos argenté ». Il y en a d'autres tout autour de moi, j'en vois des plus jeune et aussi une femelle qui porte son petit. C'est très étrange et très impressionnant d'être si près de ces gros animaux. Ils semblent plus ou moins indifférents à notre présence. Leurs regards passent sur nous sans s'arrêter. A un moment, un homme s'approche trop près d'un grand mâle avec son appareil. Le gorille grogne et fait mine de charger. Le ranger l'éloigne facilement en levant un bâton. Il ne semblait par ailleurs pas vraiment agressif, lançant seulement un avertissement du genre : « bon, on vous laisse venir chez nous mais faut pas abuser non plus ! ».

Les gorilles commencent à grimper dans la montagne, nous les suivons. C'est un moment assez pénible pour moi car c'est très raide et on n'a plus ni bâton, ni porteur, ni eau (interdiction de boire ou manger en présence des gorilles). On est en pleine forêt, dans la lourde chaleur du début d'après midi, avançant dans la végétation très dense, presque à quatre pattes dans la boue. Haletant et suant, je ne vois plus les gorilles et ne fais que suivre les autres. Enfin, les gorilles se sont arrêtés et nous aussi. Les rangers utilisent leurs machettes pour créer une brèche dans la végétation et nous pouvons observer le groupe à quelques mètres. Le dos argenté est au centre, couché lascivement dans les branches. D'autres le rejoignent. La famille forme un groupe compact. Le guide m'indique un meilleur point de vue d'où je vois la femelle portant son bébé dans les bras. Nous restons un moment assis à les regarder. Leurs mouvements, leurs positions ont ceci de troublant qu'ils si proches des nôtres. Que pensent-ils de notre présence ? Tous les jours, ils reçoivent la visite d'un groupe d'humains inoffensifs et un peu bêtes. J'ai entendu parler de groupes où les gorilles se donnaient presque en spectacle, surtout les plus jeunes. Ceux-là semblent nous ignorer complètement, nous tolérant seulement dans leur monde.

Bientôt, il nous faut repartir. Le temps autorisé près des gorilles est limité pour éviter la transmission de maladies et aussi de perturber trop longtemps leur vie quotidienne. Dernières photos, le guide nous rappelle et nous commençons à descendre. Les porteurs sont là qui nous ont suivis. Je récupère mon bâton et mon « assistant de randonnée ». On s'éloigne des gorilles et, assez rapidement, on s'arrête pour déjeuner. Il est déjà 13h et je crève de faim. Le panier-repas est un doux réconfort : banane, sandwich, jus de fruit, je me dépêche d'ingurgiter un maximum de nourriture. La pause est trop courte à mon goût, il faut repartir. Comme nous nous sommes beaucoup éloignés en suivant les gorilles, on ne repart pas par la même route qu'à l'aller. En particulier, on n'aura pas à refaire en sens inverse l'immense côte qu'on a descendue au tout début. C'est une bonne nouvelle mais le chemin reste difficile. Malgré le regain d'énergie dû à la nourriture, je sens la lassitude dans mon corps, dans mes muscles. J'avance mécaniquement, les montées sont toujours aussi pénibles. Je me repose beaucoup sur Patrick qui me tire littéralement par le bras. J'aime quand nous marchons dans les grandes fougères car la fraîcheurs et l'humidité des feuilles me fait du bien. Alors que nous montons et que je m'en sors à peu près, chatonnant légèrement pour équilibrer mon souffle, posant lentement un pied après l'autre sur les hautes marches de boue, Patrick se met à accélérer en me tirant derrière lui et en criant « Ants, ants, ants ». Fourmis, fourmis, fourmis. Oui, je les vois, les grosses fourmis sur le sol qui grimpent sur mes chaussures mais l'accélération est au dessus de mes mes forces. Je fais tout ce que peux, trébuche, suffoque. Lui continue de crier « Ants, ants » en me traînant comme il peut. J'arrive en haut complètement essoufflée, prête à m'écrouler, respiration sifflante. Sébastien pense que je panique à cause des fourmis. Non, elles sont bien embêtantes et je commence à les chasser de mon pantalon, mais c'est un problème annexe. Non, les fourmis ça va, je ne peux juste pas monter si rapidement surtout quand je suis déjà à la limite de mes capacités. Enfin bon, je reprends petit à petit mon souffle, je continue de chasser ces foutues fourmis. A présent, je les sens sur mes jambes qui me piquent, j'essaie de les écraser à travers le pantalon. Les autres aussi ont été attaqués. Chacun est là à grogner et jurer, retirant ses chaussures pour chasser les intruses glissées dans les chaussettes. Le jeune zurichois est particulièrement agacé. Son père le traite d'imbécile mais je ne comprends pas pourquoi…

Nous repartons. Pendant quelques minutes, je sentirai parfois une désagréable piqûre mais rien de bien méchant, et surtout ça ne dure pas et ne démange pas. Plus tard, une espèce d'ortie qui me refile du poil à gratter plein les mains sera beaucoup plus énervante. Il faut avancer, et avancer encore, il me semble qu'on n'arrivera jamais au bout. Souvent le guide et Patrick discutent de façon très animée mais dans la langue locale que je ne comprends pas. Avec moi, comme il parle mal l'anglais, mon porteur est très timide, mais avec le guide, c'est un grand bavard. Ils s'arrêtent et regardent autour d'eux, pointant du doigt différents coins de la forêt. Ils semblent parfaitement savoir où ils sont et débattent du meilleur chemin à prendre. C'est rassurant et me semble relever de compétences surnaturelles. En ce qui me concerne, on pourrait tourner en rond, je ne m'en rendrais pas compte. Mon porteur n'a visiblement que peu d'instruction, je le vois à sa façon de parler anglais, à sa timidité face aux touristes dont il renvoie toutes les questions au guide. Mais je vois aussi qu'il est intelligent. La forêt est son domaine, bien que le guide soit son supérieur il discute avec lui en égal. Ce qui pour moi relève de l'effort suprême ne semble pour lui qu'une petite balade de santé : c'est à peine si je le vois boire un peu d'eau…

Enfin nous sortons de la forêt. Quelque part, cela lance un signal à mon corps : c'est terminé. Mais non, pas tout à fait. Nous sommes en bas d'une plantation de thé qu'il faut gravir avec mes dernières forces. La montée est particulièrement raide et en plus, il y a du soleil. Je me pousse entre les feuilles odorantes, ou plutôt non : c'est le guide qui me pousse tandis que le porteur me tire et que je suffoque plaintivement. Concentrée sur l'étroit chemin, à peine plus large que le pied, je ne perçois que très faiblement la pente à pic dans laquelle on pourrait glisser si facilement. Par moment, je m'écroule juste épuisée entre les pieds de théier avec une pensée émue pour les travailleurs qui doivent venir en cueillir les feuilles. A moitié morte, je ne peux m'empêcher d'admirer la beauté du lieu : ce champs vert, lumineux, presque flamboyant sous la lumière du soleil qui descend vers la forêt sombre.

Enfin nous atteignons le but. Je m'écroule à l'ombre d'un arbre, je pourrais rester là des heures sans bouger. Mais non, je vais mieux. Je ris avec le guide, euphorique d'avoir enfin terminé. Il me dit que ce n'est pas toujours si difficile, ça dépend des fois ! Au moins on s'en rappellera. Il a peur, je crois, que je déconseille l'expérience à d'autres. Mais je le rassure : ça valait le coup, je suis contente d'avoir réussi et, encore plus, d'avoir terminé. Je le remercie car il a toujours été très encourageant (je soupçonne d'avoir été sa préférée pendant la randonnée, malgré mes piètres performance, il m'a trouvée courageuse). Je ne suis pas très sportive c'est un fait, mais je pense qu'il y a plein de gens encore moins sportifs que moi, simplement, ils ne font pas des trucs comme « aller grimper des montagnes sur l'équateur pour voir des gorilles sauvages ». Évidemment, pour la famille autrichienne du Tyrol, la randonnée ne présentait pas de difficultés particulières… (Les Zurichois ont eu un peu plus de mal, ils se sont plaints de leur porteur qui ne les aidait pas trop, moi je crois que c'est eux qui ont sans doute été désagréable avec lui.) D'ailleurs, il fat payer les porteurs. Normalement, chacun d'eux coûte 15 dollars, donc 30 en tout pour Patrick et Chris (le porteur de Seb). Je n'ai qu'un billet de 50 et pas de monnaie. J'avais de toutes façons l'intention de leur donner un pourboire généreux, on leur laisse le billet à se partager à deux ce qui a l'air de très bien leur convenir. Le guide est content : il est attaché à la fois aux communautés locales et aux gorilles, il a à coeur que les deux s'entendent ce qui passe par une bonne rémunération des porteurs.

Nous ne sommes pas revenus à notre point de départ. Les chauffeurs des deux autres familles ont été prévenus et viennent les chercher. Nous montons avec les Zurichois qui nous déposent à notre voiture. Le fils est formel : tout ça pour ça, il aurait préféré rester chez lui, c'est sympa les gorilles mais ça ne vaut pas la peine de faire tant d'efforts (je crois qu'il n'a pas digéré l'épisode des fourmis). Puis nous retournons à l'entrée du parc avec le guide. Il nous dit que le camping, c'est pour payer les études de ses enfants. Il en a quatre : deux filles et deux garçons dont le plus âgés a 14 ans. On discute encore agréablement de ses projets, des gorilles, de l'Ouganda. Plus tard, nous rentrons à l'auberge, retirons nos vêtements plein de boue et nous reposons sur le balcon en grignotant les restes du panier-repas. Plusieurs jours après, j'aurai encore des courbatures dans les jambes...