Lundi, dernier jour de notre voyage... Ce matin, Sébastien et Roger sont partis en ville chez le barbier et je reste seule à la maison avec maman. Cela nous laisse l'occasion de discuter avec Kmar, la femme de ménage. Elle vient tous les jours et nous l'avons déjà croisée plusieurs fois. Elle a trois enfants qui sont maintenant adultes mais seule sa fille ainée est mariée. Elle est divorcée, son mari l'a quittée pour une autre alors que ses fils étaient encore adolescents, la laissant sans ressource. Elle a dû travailler pour faire vivre sa famille, alors qu'elle n'avait toujours été que femme au foyer. Cependant, maintenant que la période difficile est passée, elle semble apprécier son indépendance. Elle me montre la photo de son neveu de 6 mois qu'elle embrasse plusieurs fois avec emphase. L'appartement de Roger est bien pour elle. Comme elle le nettoie tous les jours, il n'est jamais trop sale et il y a peu de meubles : seulement de grandes pièces carrelées où elle passe vigoureusement la serpillère. Elle m'explique en riant qu'elle n'a besoin de déplacer les gros meubles qu'un jour sur deux. Quand elle part, maman lui laisse un pourboire qui lui fait bien plaisir et quelques bonbons pour ses petits-enfants. Elle s'achètera une robe à la friperie ou un cadeau pour son neveu.

Sébastien revient, ses cheveux plaqués sur le crane avec du gel ce qui lui donne une allure un peu ridicule. Aller chez le barbier du coin, voilà quelque chose qui n'est pas prévu dans les programmes du club med ! Nous partons maintenant à la plage, Roger a appelé notre taxi exubérant  du premier jour, "Abdul c'est cool" comme il se qualifie lui même. A nouveau, il nous amène près du café La Rose et nous prenons rendez vous pour l'aéroport le lendemain. Aujourd'hui il fait beau mais le vent rend tout de même l'air assez frais.  C'est notre dernière baignade dans la fraiche méditerranée du mois d'avril. Nous n'avons certes pas eu un temps djerbien estival, mais aussi bien pour la température de l'air que de l'eau, c'est ce qu'on pourrait attendre en juillet sur la côte Atlantique ou dans la Manche. Nous devions manger à la Rose mais le café est fermé aujourd'hui. Nous attendons derrière un muret des amis qui doivent nous rejoindre. A l'abri du vent, assis sur la pierre chaude, on est vraiment en été.

Les amis de Roger arrivent et nous partons tous vers un restaurant de Houmt Souk, le Carthage. Je prend un riz djerbien et Seb un couscous : profitons encore un peu de la gastronomie locale. Pendant le repas, nous pouvons découvrir les deux amis de Roger. Ce sont un français à la retraite et son amie tunisienne. Lui semble tout droit sorti d'un roman de Mac Orlan : vieux loubard qui a tout vécu, fait le tour du monde et a fini par se fixer dans un coin.  Il parle avec un accent populaire à l'ancienne, ou plutôt il grogne car il râle beaucoup. Il trouve tout cher et pignoche sur la carte du restaurant : "Ça veut dire quoi brochette, y en a combien ? Quoi, une seule ! Ah non, c'est pas possible ça... Et les merguez ? Quatre ? Ouais ba elles doivent pas être plus grosses que mon petit doigt ! Ils s'en font pas ici , et pis ça a encore augmenter !" Le serveur, qui le connait sans doute, ne semble pas se formaliser et lui répond poliment avec le sourire en coin.  Son amie est d'ici et elle au courant de tout ce qui se passe à Djerba, en parlant cinq minutes avec elle, nous en apprenons plus que pendant notre semaine entière. Nous savions qu'il y avait eu des heurts dimanche dernier pendant la nuit et que l'armée avait dû intervenir. Elle nous explique que tout cela vient des tensions entre les habitants de Djerba et les "étrangers" qui viennent des ville de Kasserine et Sidi-Bouzid. L'île de Djerba est beaucoup plus riche que de nombreuses villes tunisiennes et elle attire donc une immigration interne importante. D'après les djerbiens, ce sont ces "étrangers" qui sèment les troubles et c'est aussi chez eux qu'on trouve la délinquance, la prostitution, etc. C'est aussi eux qui ont été le plus impliqués dans la révolution. Les djerbiens sont conservateurs et s'ils sont content du départ de Ben Ali, ils veulent surtout que le commerce reprenne. Les autres, plus miséreux, voudraient tirer leur épingle du jeu et voir leur situation s'améliorer. Dans le chaos actuel, les djerbiens ont voulu chasser les autres et, de là, naissent tensions et parfois affrontements. Enfin bon, à priori, cela reste très limité : les touristes peuvent passer des semaines sur l'île sans jamais ne s'apercevoir de rien.

Ces deux amis de Roger forment un couple très étonnant. Lui lance ses pics et ses remarques acerbes tandis qu'elle répond, calme et précise sans jamais se laisser démonter : "Ouais, les arabes, il sont encore pire que nous, ils s'arnaquent entre eux et ils s'exploitent, les pires, c'est toujours les arabes - Ça n'a rien à voir avec les arabes, partout il y a des gens biens et moins biens, c'est exactement pareil avec les français - Et puis qu'est ce que c'est cette idée que t'as de mettre un voile maintenant, dès qu'on sonne à la porte, il faut que tu te le foutes sur la tête, c'est pour ton dieu ? Quel dieu ? Il existe pas ton dieu ! - Tu n'en sais rien s'il existe ou pas, t'es allé au ciel peut-être ? Et je fais ce que je veux, si je veux porter mon voile, c'est pas toi qui m'en empêcheras". En fait, elle le porte depuis qu'elle a accompagné sa vieille mère à Mecque car il est très mal vu chez les musulmans de ne pas respecter sa religion après le pèlerinage. Cependant, les deux sont d'accord quand il s'agit de marchander. Elle le soutient complètement quand il râle à propos du restaurant :"tu n'es pas Djerbien, tu es radin" dit-elle au serveur. Elle-même est une excellente commerçante : elle a fait des voyages en Syrie dont elle a rapporté des vêtements introuvables à Djerba et qu'elle a revendu beaucoup plus cher.

Après le restaurant, maman et moi marchons vers la mer et le fort espagnol que nous voulons visiter. Sébastien et Roger doivent repasser à l'appartement et nous rejoignent en voiture avec nos deux amis. Nous prenons encore un verre avec eux dans un petit café près de la mer. L'homme nous raconte un peu sa vie, il nous décrit le temps où il était militaire en Afrique et s'était retrouvé en prison pour s'être battu : "La prison, elle avait même pas de murs, au milieu de la brousse, de toutes façons, on pouvait pas se barrer !". On ne veut pas passer l'après midi au café et on est donc obligés de ne pas le relancer sur toutes ses autres aventures mais il est un personnage et sa vie est un roman, on pourrait l'écouter pendant des heures !

On quitte nos deux amis et partons visiter le fort espagnol. C'est une grosse battisse jaune qui tranche sur le style habituel des bâtiments de Djerba. A l'intérieur, dans une petite  pièce, l'histoire de l'île est racontée en plusieurs panneau : c'est une suite d'invasions et de massacres, de guerres, de prises et de reprises. Je ne retiens qu'un personnage qui marque mon imagination et qui revient souvent dans l'histoire del'île : le corsaire turc Dragut qui sillonna les mers au XVIeme siècle et repoussa les espagnols à Djerba en 1560. Les panneaux expliquent aussi les différentes parties du fort qu'on appelle espagnol par un raccourci rapide. Cela semble assez compliqué car à chaque nouvelle invasion, les envahisseurs rajoutaient un nouveau mur et comme, sur le bâtiment lui même, rien n'est rappelé, il est très difficile de savoir qui a fait quoi. Je laisse tomber et me contente de me promener à travers les ruines qui se déploient en escaliers et en détours improbables tel un labyrinthe de pierre. Avec ses boulets de canons, ses anciennes statues romaines à l'abandon, ses murs en partie écroulés, le fort a le charme littéraire des peintures romantiques du XIXème siècle. Assis au soleil sur un muret dominant la mer, dans le vent doux de l'après-midi, nous oublions le temps jusqu'à nous faire gentiment chassés par le gardien qui doit fermer le lieu. Nous rentrons à pied à l'appartement, l'occasion de s'arrèter dans le souk boire un jus d'orange frais, boisson de prédilection dans le pays avec le thé à la menthe.

Le soir, nous retournons au restaurant djerbien de notre première soirée. Cette fois, Roger a commandé à l'avance une gargoulette pour tous les quatre. La gargoulette est un ragout qui cuit pendant des heures dans une petite amphore fermée d'un bouchon de plâtre et que l'on doit casser pour en récupérer le contenu. Pour que le folklore soit complet, Sébastien et moi devons porter les vêtements traditionnels djerbiens. J'ai l'air d'une grosse mama avec la robe, mais le voile doré est joli. Sébastien porte une veste épaisse en tissus rêche et n'a pas l'air moins ridicule.  C'est lui qui doit casser l'amphore selon les instructions précises du restaurateur. Nous arrivons à récupérer le ragout sans mettre des bouts d'amphore partout et pouvons donc manger. A la fin du repas, un personnage très étrange entre dans le restaurant. Son visage lui même est particulier : tanné et ridé, il semble souffrir d'une ancienne brulure. Il parle un français parfait avec une voix forte de commentateur radio si bien qu'il est difficile de savoir sa nationalité. Il est bien tunisien, marié avec une autrichienne et en quelques minutes il nous raconte toute sa vie comme s'il parlait à un public depuis une scène imaginaire. Quand il vient nous montrer ses photos, je pense tout naturellement qu'il veut nous les vendre, mais absolument pas : il n'est pas un simple vendeur à sauvette. Ses photos, très belles, ont été commandées par des hôteliers ou des agences. Il nous laisse sa carte et se faisait donc sans doute un peu de pub, mais d'une façon beaucoup plus classe qu'un rabatteur du souk.

Le voyage est maintenant fini. Le lendemain, Abdul vient nous chercher à 7h30 pour nous amener à l'aéroport. Nous disons au revoir à Roger et la Tunisie. Depuis l'avion, nous voyons s'éloigner le continent africain puis survolons la Sardaigne et la Corse et enfin les Alpes avant d'arriver en France et d'atterrir à Orly. J'ai aimé découvrir ce pays que je n'imaginais qu'à travers les hôtels clubs, à une période critique de son histoire. Djerba la touristique, dépeuplée en ce mois d'avril post-révolution : moment unique, creux de la vague avant le retour de la foule. J'ai été impressionnée par sa beauté, ses maisons blanches aux volets bleus, sa langueur méditerranéenne. Je l'imaginais défigurée par le tourisme et je l'ai trouvée presque intacte. Dommage que le charme soit rompu par quelques sacs plastiques qui trainent, les places mal entretenues pourtant bordées de maisons magnifiques, les morceaux de bouteilles sur la plage. Seuls les quelques endroits "à touristes" sont maintenus propres et paraissent presque artificiels. Mais je garde confiance dans la Tunisie et je pense que dans quelques dizaines d'années, elle n'aura rien à envier à l'Europe.