Une route au bord de l'eau. Parfois quelques maisons posées au milieu des fleurs. Sur notre gauche : le fleuve, immense, océan. L'autre rive n'est plus qu'un mirage à l'horizon que nous croyons parfois deviner sans en être sûrs. Nous sommes en Gaspésie. Notre plan initial était de rejoindre le Parc National dès ce soir. Mais le temps passé au parc du Bic fait qu'il est déjà tard. Nous nous arrêtons donc dans un petit camping en bord de route entre le fleuve et les collines couvertes de forêts.

Nous arrivons au Parc National de Gaspésie le lendemain en fin de matinée. Nous avons laissé derrière nous le paysage maritime des rives du Saint-Laurent et sommes maintenant à l'intérieur des terres au milieu de petites montagnes. Nous ne trouvons que peu d'informations au Lac Cascapédia où nous nous arrêtons d'abord à part que tous les campings semblent complets. Nous nous rendons donc au point central d'information où une jeune guide s'occupe de tout nous expliquer. Déjà, nous trouvons à nous loger : nous prenons un emplacement dans le "camping de débordement". Nous sommes très bien installés, à côté de la rivière. La seule différence avec le camping normal est que nous devons traverser la route pour rejoindre le bloc sanitaire. La jeune guide nous conseille aussi pour les randonnées. J'apprécie le Québec car ici, quand il y a plus de 600 mètres de dénivelé, la balade est notée "difficile" alors que dans l'ouest canadien on me disait "this is an easy walk" d'un truc qui montait de près de 800 mètres. Déterminée, j'arrête mon choix sur le mont Richardson et ses 750 mètres de dénivelé : c'est dans la limite supérieure de mes capacités mais si je décide de le faire, je peux y arriver. Et puis, elle est marquée comme "Expert" dans le guide du parc : ça flatte mon égo.

Mais la randonnée est pour demain. Pour l'instant, nous retournons au lac Cascapédia où nous louons un canoë. Notre dernière expérience sur l'eau remonte à l'Ouganda et s'était plutôt soldée par un échec. Ici, peut-être parce que le canoë est plus équilibré ou que le lac a moins de courant, nous réussissons plus ou moins à nous déplacer et nous diriger. Nous pouvons apprécier la beauté de la nature calme vue de l'eau, la forêt autour de nous, le ciel légèrement couvert. Plus tard, nous nous baignons dans l'eau fraîche du lac avant de rentrer dîner à la tente.

Dimanche matin, nous nous préparons pour la grande randonnée. À 10h, nous sommes au départ avec notre pique-nique sur le dos et beaucoup d'eau. Il fait un temps magnifique. Le problème des randonnées à fort dénivelé, c'est qu'il n'y a aucune pause entre les côtes. Sur les randonnées plus faciles, on peut espérer avoir un peu de plat entre les montées. Ici, pas du tout. Ça monte, et ensuite ça monte encore et encore et encore. Après chaque tournant, après chaque talus, une nouvelle montée. Je me sens comme Sisyphe avec sa montagne, sauf que, heureusement, je ne pousse aucune pierre ! J'y arrive cependant, lentement (parfois, très lentement) mais sûrement. J'essaie de ne pas m'arrêter trop souvent. Seb qui est plus bien plus rapide, monte devant et m'attend de longues minutes. Quand enfin, la vue commence à se dégager, je peux me retourner et admirer le paysage qui apparaît derrière les arbres. Cela me donne un aperçu de ce que j'ai réussi à parcourir et me donne l'espoir d'arriver un jour au bout. C'est avec l'énergie du désespoir qu'après le panneau annonciateur, je parcours les dernières centaines de mètres qui me séparent de l'embranchement vers "la falaise" où nous comptons nous arrêter pour déjeuner.

Nous ne sommes pas au bout de nos peines mais nous pouvons au moins nous arrêter un moment et nous restaurer. Du haut de notre petite pointe rocheuse, nous admirons le paysage du parc qui s'étale autour de nous. Nous voyons aussi la tête dégarnie du mont Richardson qui nous toise. Il paraît si haut et si loin que j'ai du mal à croire que c'est notre objectif. Pourtant, quand nous reprenons la route, il devient clair que nous nous dirigeons bien par là. La pause et le repas m'ont redonné de l'énergie et je n'ai pas de difficultés à terminer la côte qui ne voulait pas s'arrêter ce matin. Nous atteignons une petite ligne de crête entourée de végétation basse. Le chemin est quasiment plat et donc beaucoup plus simple pour moi. Mais le répit est de courte durée. La route commence à descendre.

La descente en soi n'est pas une difficulté. Mais elle me semble si longue. Je sais que chaque pas descendu sera remonté deux fois : une fois pour grimper en face sur le mont Richardson et une seconde fois au retour quand je devrai gravir cette même côte dans l'autre sens. Enfin nous arrivons en bas, dans une sorte de vallée. Les arbres sont de nouveau hauts. Le sol est humide. Nous traversons un marais puis un joli étang. Le mont Richardson se dresse devant moi, infranchissable. Et voilà l'ultime montée vers le sommet qui commence. C'est difficile. Je ne peux aller que très lentement. Mais je suis déterminée.

J'utilise une technique que je nomme le "chant essoufflé". Pour cette montée, je choisis plusieurs chansons de Jeanne Moreau. Ça a plusieurs avantages. Déjà, mon esprit est détourné de l'effort par la chanson. J'avance de façon plus régulière sans m'arrêter tous les deux pas pour me dire "oh la la, que c'est encore haut !". En fait, je m'arrête seulement quand la chanson est finie ou bien quand j'oublie les paroles. Par ailleurs, mon souffle se régule naturellement par le chant. Mon corps retrouve ses techniques habituelles qui ne sont certes pas celles du sport mais qui fonctionnent tout de même. Ma voix n'est pas à son niveau de concert mais elle est là. Si certaines paroles disparaissent dans un râle essoufflé, d'autres, les notes aiguës par exemple, portent bien et, quand je me prends à mon propre jeu, je les lance à la montagne de toute ma voix.

Ainsi je gravis la première partie du chemin. Après une courte pause sur du relatif plat, arrive l'ultime côte dans les cailloux du sommet dégarni. Seb me dit "je ne pense pas que ce soit si difficile, c'est une illusion d'optique". Je suis dubitative. Il y a bien une illusion : alors qu'on croit arriver en haut, on découvre que ça continue de monter ! Cette dernière côte fait 500 mètres de long et je trouve pénible chaque mètre. Mais me voilà enfin là haut. Autour de moi, le parc s'étend en petites montagnes recouvertes de forêts. On voit quelques lacs et la falaise sur laquelle nous avons pique-niquer plus tôt. Au delà de la vue, j'ai la satisfaction d'avoir réussi malgré la difficulté. Je suis toujours la plus lente (tout le monde me double alors que je ne double jamais personne) mais j'arrive jusqu'en haut !

Le retour n'est pas simple non plus. Déjà, il faut gravir la montée du milieu avec mon énergie limitée. La technique du chant essoufflé sera à nouveau utilisée à bon escient. Comme Seb est avec moi, je chante Bassens et Vian. Puis vient la très longue descente. Elle ne me demande pas trop d'efforts mais mes jambes sont épuisées et je n'ai plus de force. Je me laisse porter par la gravité, posant un pied devant l'autre de façon mécanique. Enfin, nous arrivons à la voiture après 12km de marche et près de 800 mètres de dénivelé. Tout mon corps est douloureux. Nous voudrions manger un vrai repas ce soir mais au dépanneur du centre d'information, il n'y a rien de bien appétissant. Nous regardons les rayons que nous connaissons déjà d'un oeil vide, avec l'espoir que les boîtes de conserve de haricots sauce tomate se transforment en foie gras. Puis Seb a une idée : il doit y avoir un restaurant au gîte du Mont Albert. C'est l'hôtel du parc, où les petits chalets coûtent sans doute plus cher que notre place de camping sans toilettes, près de la rivière. C'est une excellente idée Le restaurant est assez chic et surtout plein mais le bar sert des burgers frites qui font notre bonheur. Puis nous laissons le luxe et retournons dormir dans notre toute petite tente sur nos matelas en mousse. Le lendemain, nous reprenons la route vers la suite du voyage.