Nous quittons la Martinique le lundi 18 juillet. L'ambiance du carnaval qui dure depuis déjà trois jours à Sainte-Lucie nous rattrape dès le bateau et c'est au son des tambours et des maracasses que nous nous éloignons de Fort de France. La ville disparaît dans la brume avec en toile de fond les hauts pitons plein de nuages. Nous longeons la côte sud de l'île jusqu'à la pointe du Diamant avant de partir vers le large.

Quel plaisir pour moi de me tenir sur la rambarde, la tête dans le vent et les yeux dans les vagues. Elles se gonflent maintenant que nous avons quitté la baie,  formant des montagnes et vallées éphémères d'un bleu profond. Certaines viennent se briser contre le flanc du bateau, éclaboussant mon visage de leur écume salée.  Et voilà qu'au milieu de l"azure apparaît une forme brune, c’est une baleine ! Nous n'avons que quelques secondes pour apercevoir son dos lisse et sa queue qui replonge immédiatement dans les profondeurs au milieu des cris émerveillés des passagers.  Ce que nous voyons plus souvent,  ce sont les poissons volants. Ils bondissent des vagues par dizaine formant de petites taches blanches d'écumes puis ils déploient leurs ailes argentées et volent plusieurs mètres avant de retourner dans l'eau.  Les plus petits font penser à des libellules virevoltantes, les plus grands ont le charme des oiseaux et on les suit des yeux très longtemps avant qu'ils ne se décident à plonger de nouveau.

Sainte-Lucie n'est d'abord qu'une ombre sur l'horizon puis la voilà qui se dessine plus clairement et que ses côtes aguicheuses ne nous accueillent dans le soleil et la clameur de la fête.  Les formalités prennent un temps fou et chargés comme nous sommes, nous prenons ensuite un taxi pour rejoindre directement notre hôtel laissant le carnaval pour plus tard. La Casa del Vega est une charmante petite maison accrochée sur le flanc d'une colline verdoyante en bordure de la ville de Castries. Nos deux chambres donnent sur un grand salon et un balcon que nous avons uniquement pour nous car nous sommes les seuls clients de l'hôtel en cette basse saison.  A l'étage, nous avons encore un autre salon où la vue sur la mer est encore plus belle. Du bas de l'hôtel, descend un chemin de pierre dans la magnifique végétation vers une jolie petite plage que, là encore, nous n'avons à partager avec quiconque.  En fait, c'est du grand luxe mais à prix plus que raisonnable ! Fatigués par le bateau, nous profitons de la plage et nous reposons devant le soleil couchant...

En début de soirée, le gérant de l'hôtel nous dépose en ville. Nous découvrons Castries un soir d'après carnaval ce qui n'est sans doute pas son plus beau visage. Les festivités sont terminées mais la foule est encore là et nous marchons, perdus, dans les rues pleines de monde et jonchées de bouteilles vides, d’emballages divers et des restes de la fête. Nous croisons des danseuses au regard las qui rentrent chez elles dans leurs costumes chatoyants. Des musiques criardes jaillissent des bars et se mêlent dans la rue en un brouhaha indéfinissable. Il fait déjà nuit, une nuit suave et chaude, habillée par la foule et le bruit. Seul moment de répit, quand nous buvons l'eau de coco directement dans la noix vendue sur le bord de la rue. Épuisés, nous finissons par nous installer sur une table où nous mangeons du poulet grillé acheté dans une échoppe. Les Sainte-Luciens semblent sympathiques et nous abordent, certains pour mendier ou nous proposer un taxi mais d'autres juste par curiosité. Cependant, entre l'alcool, l'accent créole et le bruit ambiant nous ne comprenons que rarement ce qu'ils nous disent.

Nous rentrons tôt à l'hôtel, réussissant sans peine à prendre le bus local puis à nous faire déposer en haut de la colline. Il faut dire que le créole de Rébecca rend beaucoup plus simples les négociations car nous passons du statut de simples touristes à celui d'initiés.  Le lendemain, nous passons la matinée à nous reposer dans notre petit paradis. Depuis notre plage de cailloux, recouverte de coraux et de pierres volcaniques, nous pouvons nager au dessus des rochers dans l'eau claire. Avec nos masques et tubas, nous entrons alors dans un autre monde, observant cette vie insoupçonnée tels des voyeurs indiscrets. Les petits poissons colorés nagent entre les rochers sur lesquels vivent des coraux et éponges aux formes improbables. Les grands oursins se nichent toujours dans les creux et nous sommes bercés par le bourdonnement de l'eau dans nos oreilles et le bruit de notre propre respiration.

C'est un autre bruit, beaucoup plus fort et rythmé qui nous attend l'après-midi, celui du carnaval. Déposés en bas de la colline, nous commençons à suivre le défilé. Les femmes sont habillées de sortes de petits bikinis dévoilant leurs corps au soleil de l'après-midi, ils sont décorés de milles brillants et franges colorées et c'est à celle qui étincellera le plus. Elles ont parfois des coiffes de plumes et des bas colorés. Elles dansent comme des folles sur la musique crachée par de gros camions. Les hommes sont habillés plus sobrement, souvent torse nu, avec simplement une ceinture ou un collier de couleur mais ils ne sont pas en reste sur la danse. C'est un véritable déchaînement de corps, de hanses et de fesses qui se remuent et se frappent. Dans son Voyage aux Iles, le père Labat décrit l'amour des esclaves d'Afrique pour la danse. Une en particulier lui pose problème par son indécence : les homes et les femmes s'y tapent les cuisses dans des postures inconvenantes. Les propriétaires blancs font ce qu'ils peuvent pour interdire et empêcher cette danse mais le père Labat se rend bien compte que leurs efforts sont inutiles. En voyant défiler le carnaval ou quand par ailleurs on voit danser le zouk, on se dit que oui, les efforts ont été inutiles et que c'est cette même danse que l'on voit aujourd'hui et qui fait partie intégrante de la culture antillaise.

Il faut faire officiellement partie des danseurs pour pouvoir participer au coeur du  défilé. Nous marchons donc un peu plus loin, pris malgré nous par la musique et le rythme envoûtant. Nous finissons par trouver un petit coin ombragé où nous nous asseyons pour profiter du spectacle. Si au premier abord, le défilé semble un peu chaotique, il est en fait organisé en différents groupes qui défilent devant un jury pour gagner un prix. Les groupes se distinguent par leurs costumes qui ont tous une unité de couleur, ici les verts et or, là les rouge et noirs, là encore les bleus ou les violets. Certaines sont de véritables reines du carnaval, parées des plus beaux atours, tissus et couronnes, le visage maquillé et recouvert de paillettes. Les danses aussi suivent des codes, et le groupe entier se met parfois à courir dans une direction avant de reprendre le rythme effréné de la danse. Le défilé semble ne jamais vouloir s'arrêter, les groupes s’enchaînent avec une énergie inépuisable. On peut acheter des boissons fraîches dans des petites échoppes mais les danseurs assoiffées les reçoivent gratuitement de leurs sponsors depuis les camionnettes qui les suivent. Brûlant sous le soleil, ils se versent l'eau sur la tête mais on leur sert aussi de la bière ce qui explique l'état un peu étrange de la ville et de ses habitants le soir.

Enfin, le défilé se termine. Il ne reste plus que la rue sale et délaissée. Nous marchons vers la ville où le soir tombe doucement. Dans la rue principale, la musique jaillit encore des camions et les danseurs inépuisables remuent leurs corps plein de sueurs dans les dernières pulsassions de la fête. Nous quittons la ville à l'heure où nous l'avions trouvée hier, dans son aspect hébété de quelqu'un qui a bu toute la journée et dont l'esprit remue dans les vapeurs d'alcool entre fatigue et excitation.

Nous avons pris le bus pour Rodney Bay, écrin à touristes au rues pourléchées et proprettes. Nous y cherchons la plage pendant longtemps puis nous nous écrasons dans un restaurant bon mais cher  avant de rentrer fatigués à notre hôtel. Le mercredi est notre dernière journée à Sainte-Lucie ce qui est bien peu pour découvrir le reste de l'île. Nous avons loué une voiture et roulons jusqu'à la ville de la Soufrière. Nous traversons les plantations de bananes, les collines exubérantes de végétation, les villages de pécheurs au charme désuet. La ville de la Soufrière apparaît au creux d'une baie surplombée de ses deux pics rocheux qu'on appelle pitons et qui se dressent entre le ciel et la mer avec une force effrayante.  La ville elle même est très calme et l'on est bien loin de Rodney Bay quand on se promène dans ses rues au rythme lent traversées par des poules et des cris de chèvres. On voudrait faire quelque chose d'original, mais on ne nous propose que les mêmes pièges à touristes visités par la farandole incessante des taxis. Et puis, nous sommes fatigués et il est tard pour une vraie balade. Nous nous contentons du jardin botanique, marchant tranquillement au milieu des fleurs tropicales. Il mène au bain de souffre que prenait la femme de Napoléon, Joséphine, mais il faudrait encore payer pour s'y baigner et le jeu n'en vaut la chandelle.  Enfin, nous finissons l'après-midi sur une plage indiquée par le guide. Nous pensions trouver un lieu sauvage et nous sommes en fait sur la plage ultra aménagée d'un hôtel mais le lieu est agréable et même si nous avons l'aird'intrus, nous restons sous une vague tente qui semble posée là par hasard et dont l'ombre est gratuite. Il faut dire que nous sommes à côté de l'un des plus beaux hôtels de l'île et peut-être même du monde ! Si jamais j'ai un jour de quoi me payer des nuits à 1000 dollars, je prendrai une de ses suites magnifiques qui semblent directement faire partie de la nature environnante, se confondant au paysage et surplombant la mer dans ce coin perdu... Mais nous retournons à notre petit hôtel de Castries, qui est un paradis beaucoup plus abordable.

C'est dans l'imprévu que l'on trouve les rencontres les plus incongrues. Alors que nous avons besoin de provisions pour le petit-déjeuner, Sébastien et moi descendons de la voiture dans un village appelé Canaries. Là, un homme s'offre d'être notre guide et nous balade à travers tout le village pour trouver des beignets et du jus de fruit. C'est sur la route des touristes, mais personne ne s'arrête jamais ici. Les Saint-luciens nous saluent amicalement, ils semblent tous être dans la rue à mener leurs affaires courantes tandis que les enfants courent et jouent. Les maisons sont jolies et colorées, certaines en pierre se dressent telles de belles villas, d'autres sont plus modestes et en bois mais ne manquent pas de charme. Nous trouvons tout ce dont nous avons besoin, sur le chemin du retour, nous croisons une grosse fille avec une bassine sur la tête qui alpague le guide en créole. Elle nous propose ses mangues, les 6 d'un coup, sans doute celles qu'elle n'a pas pu vendre, à un prix dérisoire pour nous mais intéressant pour elle. Nous disons au revoir à notre guide et lui donnons un peu d'argent à lui aussi avant de quitter ce lieu devant lequel tout le monde passe sans savoir qu'il existe.

Le soir nous dînons à Gros-Islet, agréable petit village à quelques kilomètres à peine du touristique Rodney Bay mais  quiest cette fois un vrai village. On y trouve des restaurants à des prix beaucoup plus abordables. Et voilà que déjà, nous devons quitter l'île par un avion le lendemain à une heure beaucoup trop matinale. Deux jours ne sont pas suffisants pour la découvrir mais le voyage continue. J'ai été marquée par ses contrastes, entre les hôtels de luxe et les maisons de pêcheurs, entre le calme des village et la folie du carnaval, c'est une île difficile à saisir qui me laissera un souvenir marqué par la folie de la fête.